Là est l'essentiel
Écrivain, chercheur, juriste, artiste... Camille de Toledo mène depuis plusieurs années des réflexions sur les droits de la nature et la personnalisation juridique des écosystèmes. Il a notamment orchestré et animé les auditions du Parlement de Loire, entre 2019 et 2021, et a poursuivi son travail à Nantes avec le projet Vers une internationale des rivières et autres éléments de la nature.
« Je te dis, nous avons réussi, nous avons rappelé nos amis, nos compagnons, et tous les habitants des rives à leur eau, à la vie… c’est l’essentiel, le plus important : ce grand chœur qui sait, qui reconnaît les attaches, les alliages, les symbioses, et tous nos emmêlements avec le monde, avec la rivière… Adama, le mot hébreu pour dire Terre, Adam, le nom du premier humain, sa silhouette à jamais sculptée, attachée au monde… c’est l’essentiel, je te dis ; et quand viendra l’heure de la technique, des mots nouveaux, bio-région, hydro-monde, biocratie, négociations interspécifiques… il faudra s’en souvenir… Adam, l’un des fruits d’Adama, il ne peut plus penser dans les termes de l’ancienne, de la vieille modernité ; c’est l’essentiel, je te dis. Comprendre que nous ne pouvons plus vivre, penser, entendre la liberté, l’affranchissement de la même manière. Écoute, je te dis, écoute ce verbe : affranchir, avec ce a privatif qui dit la séparation, l’écart, la coupure. L’avenir est aux tisserands, à la couture, sur les lieux où les humains ont tranché, creusé, découpé, blessé les liens de vie. C’est l’essentiel ! Il n’y a rien de plus important.
Nous pouvons nous disputer comme des constituants sur les formes à définir, les formes qui diront nos rattachements : qui sera le visage, le corps, la voix de la rivière ? Qui sera la forêt ? L’institution pourra-t-elle jamais porter la concrétude, l’incarnation des rivières, des lacs, des montagnes ? Ce sont des questions nécessaires, mais toutes accessoires… ces questions, il faut les entendre comme des signes dans la nuit, les diverses nuits qui nous attendent, nous cernent…
Nous avons compris. L’essentiel est là et c’est la flèche pour ne pas nous tromper. Renverser la liberté des modernes qui pour les plus fous continuent de rêver de Mars et de forages extraterrestres.
Tout ça, crois-moi, c’est le vieux Prométhée qui crie encore.
Alors que nous, les Sisyphes, nous nous savons reliés à cette tâche : celle, modestement, où nous répétons le geste de rattachement au monde… une tâche répétitive, épuisante, mais qui contrairement à ce qui est parfois dit, n’a rien à voir avec la rareté, la finitude… car celui ou celle qui sait sentir les méandres de la vie, celui ou celle qui apprend à se rapprocher du miracle des symbioses, des entrelacs terrestres, comprend aussitôt que là est l’infini… l’infini d’une intelligence qui nous enveloppe et nous nourrit.
Là est l’essentiel, tu sais… »
Camille de Toledo, juin 2024.