Loire sédiments
L’une des pensées qui m’ont le plus occupée, pendant que je participais à cette descente de Loire, tient à son nom. “Loire” vient du latin Liger, Ligeris, probablement dérivé du gaulois liga, qui désigne la boue, le marais, la “lie”.
La Loire devrait donc son nom à la vase, et ce nom serait ancré dans une langue celtique qui est celle de son territoire final, du terme de son immense descente. Mais alors, le mot de l’embouchure aurait remonté le cours du fleuve ? Comme les saumons, comme les souvenirs ? Pour nommer quelle unité ? Comment les gens de l’amont pouvaient-ils se reconnaître dans cette boue, dans ce mot et cette matière turbides de l’aval ? J’ai cherché dans les ouvrages d’étymologie, dans les travaux consacrés aux hydronymes, mais personne ne parle de cet étrange voyage, de ce voyage en sens inverse – grande et mystérieuse remontée d’un nom propre.
Un fleuve qui ne dit pas son nom
D’autres hypothèses invoquent des origines différentes. Le nom, pourtant si familier, reste énigmatique, sans « source » définie (comme la rivière elle-même). Et jamais l’eau qui baptise la Loire n’est limpide, le limon y est toujours présent, premier même : « La plupart des diverses racines invoquées *lig, *leg, *lueg indiquent (…) un étalement, une collecte et une dépose de géomatériaux à base de limons ou d’argiles, de sables ou de galets, de granulats ou de cailloutis, que le fleuve, en de multiples endroits, ne cesse aujourd’hui encore de charrier ou d’abandonner. »1
Autrement dit, des sédiments. Les sédiments sont toutes ces choses que la rivière moissonne, remue, et remet en mouvement. Le cours d’eau érode tout ce qu’il touche ; transporte la matière désagrégée, minérale ou organique, ce qui s’accumule peu à peu, et ce qui s’agrège lentement (selon une échelle de temps qui excède largement la durée de nos vies) ; enfante les paysages et fait la fertilité des terres agricoles (je pense à ce qu’Élisée Reclus disait des « grands fleuves travailleurs », ou à la manière dont on regarde désormais les cours d’eau comme des forces de terraformation : creuseurs, évideurs, transporteurs, façonneurs, véritables sculpteurs du pays). La Loire effectivement n’est pas toute liquide, elle conjugue deux flux : celui des eaux et celui des sables (on dit même que ce sont les sables qui lui donnent son style) ; et de cette conjugaison naissent les îles, les rives et les grèves. Les granulats et le sable alluvionnaire sont aussi l’une des ressources les plus prisées, et font l’objet d’une extraction qui, comme toutes les exploitations, a pris au siècle dernier des proportions massives, destructrices.
Un fleuve de sables quelquefois mouillés
Cela suffit à mettre en route la poète en moi… Un très vieux mot escalade le fleuve en secret, remonte depuis l’estuaire, et nous tou·tes, ligérien·nes, serions gens de limon, gens de zones vaseuses et bourbeuses. Cela me plaît, car je viens de l’estuaire, et j’aime l’idée que l’eau composite et louche de l’estuaire, cette voix troublée et troublante, file par-dessus bord, chuchote en continu et imbibe toutes les phrases de la Loire. Et je rêve : « Loire », c’est comme si le fleuve tout entier s’appelait « Sédiments ». Comme s’il voulait surtout nous parler de ce qu’il fait et sait faire à la Terre : de sa force d’érosion et de déménagement, de ces roches qu’il grignote, de ces siècles qu’il racle, de toutes ces vies qu’il brasse, tient en suspension et emmène avec lui. C’est la matière même du temps : rognures, desquamations, petits bouts de tout, oublis et effacements, demeurant et insistant, alluvions et allusions qui glissent dans la mémoire, et subsistent non pas comme une trace, mais comme notre sol même.
Marielle Macé
Directrice de recherche au CNRS, spécialiste de littérature, Marielle Macé est l’autrice des remarqués et remarquables Sidérer, considérer, Nos cabanes, Respire et Une pluie d’oiseaux parus respectivement aux éditions Verdier et Corti. Elle travaille sur les solidarités entre la poésie et une anthropologie élargie aux choses et aux êtres autres qu’humains.
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1. Source : Article Loire de Wikipédia en français (auteurs). Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 4.0.
« Là où tout se mêle »
Mon trait est plus sensible que représentatif. Cette esquisse évoque le contraste très marqué entre, d’un côté, la raffinerie de Donges, cet énorme agencement de tuyaux de métal à angle droit et, de l’autre, le mouvement de l’eau et des roseaux ; deux ensembles côte à côte, deux mondes différents, qu’on aimerait imaginer déconnectés, mais qui sont indissociables. De l’estuaire de la Loire, je me rappelle l’odeur. Une odeur très forte, qui prend la tête. Y bivouaquer, d’une rive à l’autre, m’a donné l’impression de dormir sur le sol d’une station-service. À travers l’aquarelle, l’eau – son élan de vie – relie tout à la fois : l’industrie figée et le monde vivant. L’eau, les sédiments, l’air font le lien, transportent tout, sans distinction, polluants compris. Des circulations insidieuses, invisibles, qui sont les plus agressives pour moi. L’estuaire est très symbolique de tout ce que l’on a vu apparaître depuis les sources ; et la raffinerie est à la fois le point d’orgue et la continuité des barrages, des centrales, des stations de pompage croisés en amont. Ici, on change de dimension, on passe les portes du "Mordor".
Aurélie Calmet
Dessinatrice, aquarelliste, naturaliste de formation, Aurélie Calmet s’intéresse plus particulièrement dans son travail aux rapports humains/non-humains. Elle participe à plusieurs missions scientifiques de terrain, en France et à l’étranger (dont l’expédition Makay 2017), et projets connexes de films, livres, expositions et pédagogie. Avec Sébastien Rochard, elle entame une enquête au long cours sur le partage de l’eau.
« En zone trouble »
Cale de Trentemoult, face à Nantes. Rustine, le canoë qui a convoyé Barbara et Julien depuis l’amont, s’aventure en Loire maritime. Aujourd’hui, nous entamons l’une des dernières phases de la descente Loire Sentinelle, là où le fleuve se mêle à l’océan, devient de plus en plus large, ouvert aux vents, à la houle et aux marées. Les eaux sont troubles, les courants forts. Nous n’en menons pas large à bord de nos minuscules embarcations, en comparaison des imposants navires de marchandise qui croisent au seuil de Nantes. L’un d’eux, un vraquier de la compagnie Wisdom Line, amarré au pied
d’immenses silos à grain, décharge les milliers de tonnes de sa cargaison. À même l’eau, à l’approche d’un autre géant, le pont de Cheviré, j’imagine un temps ce qu’était l’estuaire avant le bétonnage de ses berges : une dense roselière bruissant au
passage de nuées d’oiseaux.
Jean-Félix Fayolle
Photographe des marges, Jean-Félix Fayolle concentre son travail sur les personnes mises au ban de la société, principalement dans des zones urbaines complexes en France, au Mexique ou aux Philippines. Il publie le livre Hecho en Barrio, résultat d’immersions successives dans des quartiers populaires au Mexique, entre 2007 et 2023, et contribue au reportage Les sentinelles de la Loire paru dans GEO.