Un fleuve obligé
Rieu-tord : littéralement, ruisseau sinueux ; là où la rivière se tord. Fiché sur le plateau ardéchois, le village et sa proche région concentrent à la fois la mythologie qui se rapporte au fleuve naissant et la démesure des ambitions humaines à son endroit.
Dès les premiers kilomètres de la Loire, des enjeux fondamentaux se nouent des deux côtés de la montagne. Depuis ses sources, la Loire suit un tracé nord-sud. Direction le Rhône, puis la Méditerranée. Jusqu’à Rieutord. C’est ici que les eaux de la Loire mettent le cap à l’ouest – all-in sur l’Atlantique. Un coup de barre radical longtemps attribué, dans la tradition locale, à la présence du Suc de Bauzon (le destin du cours d’eau aurait ainsi été contraint par l’apparition de l’imposant sommet volcanique). C’est aller un peu vite en besogne et en sciences !
Que nous dit la géologie ? La Loire s’encaisse par étapes et chacune de ces étapes laisse un replat. Or, le dernier replat net est daté entre 2,5 et 3 millions d’années, alors qu’on situe le volcanisme vivarais – le Suc de Bauzon s’en réclame – entre 200 000 et 15 000 ans. CQFD. Mais les mythologies locales ont la peau dure et trouvent parfois une résonance particulière dans les réalisations humaines. En clair : ce que le suc n’a pu faire, des hommes s’en sont chargés.
Depuis 1954 et la mise en service du complexe hydroélectrique de Montpezat, une partie significative des eaux de la jeune Loire est ponctionnée pour alimenter ledit complexe, produire de l’électricité, avant d’être relâchée dans la Fontaulière, affluent de l’Ardèche, lui-même affluent du Rhône. En 2023, 100 millions de m3 d’eau (soit 99 % du volume prélevé) ont ainsi fini leur course en Méditerranée plutôt qu’en Atlantique. Renversant !
Le chemin contrarié d’une goutte d’eau
Dans l’immédiat après-guerre, l’heure est à la reconstruction. La France a besoin d’énergie et l’hydroélectricité en produit en grande quantité ; pilotable qui plus est. Au plus haut sommet de l’État – non sans discussions houleuses à l’Assemblée nationale –, on donne son feu vert à la réalisation du complexe.
Quelque 22 km de galeries relient 4 retenues et barrages (Lac d’Issarlès et La Palisse notamment) et aboutissent à une chute de 638 m, jusqu’à l’usine souterraine de Montpezat-sous-Bauzon : une « merveille d’ingénierie » dont la concession, confiée à EDF, arrive bientôt à terme. Sauf qu’en 70 ans, le contexte climatique et hydrique a été profondément bouleversé : d’un côté, l’eau détournée manque à la Loire et aux territoires qu’elle traverse ; de l’autre, l’eau restituée in fine à l’Ardèche est devenue indispensable à une région de plus en plus aride et dépendante du tourisme de masse et de l’agriculture intensive.
Que faire ? SOS Loire Vivante, association historique des luttes ligériennes, a mis les pieds dans le plat et propose une réflexion centrée sur le partage des eaux, où le débat n’est pas de savoir s’il faut plus d’eau pour la Loire ou l’Ardèche, mais bien de choisir entre l’énergie et les milieux. Une question ontologique, en un lieu symbolique : la ligne de partage des eaux, toute proche, interroge nos choix autant que nos imaginaires. Une goutte d’eau, selon qu’elle tombe d’un côté ou de l’autre de cette ligne, devrait inévitablement rejoindre