Un canoë avec, à son bord, une femme et un homme, passe près de la central de Belleville-sur-Loire dont on voit les deux tours de refroidissement laissant échappé leur nuage de vapeur.
Navigation à l’approche de la centrale de Belleville-sur-Loire, juin 2022 © Quentin Hulo

La Loire à la trace

Petit matin, deux silhouettes s’éloignent à contre-courant dans leur canoë, slalomant entre les îlots qui jalonnent ce “fleuve de sable”. Depuis quelques jours, les orages passent et déferlent parfois au-dessus de nos têtes.

Au fil de la Loire, Barbara et Julien prélèvent deux types de traces de vie, toutes deux invisibles, mais de nature bien différente. L’une se rattache à tous les vivants : l’ADN environnemental, dont l’étude repousse les limites d’inventaire de la biodiversité, en Loire comme ailleurs. L’autre provient des seuls humains : les microplastiques. Ces particules infinitésimales sont désormais présentes dans l’air, le sol, le cycle de l’eau. Partout. Elles se fragmentent à l’infini, colonisent les organismes, bouleversent les équilibres. À la différence des céramiques, utilisées durant des millénaires comme contenants, et qui s’effritent jusqu’à se dissoudre, le plastique ne disparaît jamais. Il s’insinue jusque dans nos corps, participe de l’émergence d’un nouveau vivant hybride.

Des castors et leur chantier

Sur le terrain de notre bivouac, les castors nous ont précédé·es. Nous accostons sur une berge aménagée par leurs soins, sommes leurs invité·es. Partout, des « chantiers de coupe », des « toboggans », des crottes, des empreintes, et l’odeur musquée du castoréum. Chaque année, la Loire remodèle ici les îles, tresse son chemin entre les bancs de sable, bordés de ripisylve ; les traces des castors, éphémères et inoffensives, disparaissent au fil des crues et des décrues, de cette géographie mouvante dont ils sont aussi des artisans. Le lendemain matin, nous naviguons le long d’une haute berge sableuse où nichent des colonies  d’hirondelles. Les créatures troglodytes semblent se répartir en petits villages, distants de quelques dizaines de centimètres. Reviennent-elles toujours dans le même nid au gré de leurs allers-retours entre l’Europe et l’Afrique ? Comment fonctionnent ces « unités villageoises » ?

Bientôt, en rive gauche, s’étale sur 150 hectares le site de la centrale nucléaire de Chinon. À l’horizon, les bâtiments gris, massifs, d’immenses circuits de refroidissement en forme de stade ; et cette boule de béton, premier réacteur nucléaire dégainé par la France comme garantie d’avenir et de progrès en 1957. Tout autour, de hauts grillages. Depuis le pont en aval, que l’on rejoint à pied, on distingue la « clarinette »,  tuyau d’où les rejets de tritium et d’une vingtaine d’autres radionucléides sont réalisés sans préavis – en toute légalité. Avec douze réacteurs installés le long de son cours, la Loire, que l’on dit « sauvage », est l’un des fleuves les plus nucléarisés d’Europe.

Une centrale et ses rejets

Même jour, dans le centre d’accueil des visiteurs, l’image d’une zone portuaire s’affiche. Un cube rouge y est représenté, de la taille d’un très gros monument. « Tous les déchets de longue vie et de haute radioactivité produits depuis 40 ans par l’intégralité de l’industrie nucléaire tiennent dans ce volume », commente le représentant de la centrale de Chinon. Un paquet-cadeau empoisonné pour les vivants du futur. Les traces de radioactivité ont cela de singulier qu’elles sont inodores, invisibles, mais persistent dans le temps et dans les corps.

Que faire de ces déchets ultra-dangereux et d’une durée de vie plus que millénaire ? Faut-il les laisser en surface ou les enfouir ? Comment s’assurer qu’ils ne seront pas exhumés ? Garantir que la signalétique pensée par les humains du 21e siècle parlera aux vivants de l’an 3 000, 10 000 ? Passant le portique de sécurité digne d’un aéroport, nous quittons la centrale face à un gouffre de questions.

Après le franchissement de la centrale en canoë, un Balbuzard pêcheur nous survole, un poisson dans les serres. La faune est paradoxalement abondante dans le no man’s land qui entoure le complexe. Plus loin, alors que l’on pagaie dans le lit de la Loire, immergé·es entre ses îles, on ne lit plus le paysage de la même manière : impossible d’oublier que ses eaux contiennent ADN et microplastiques, déchets chimiques et isotopes radioactifs, qu’elles impriment tout – cruel miroir de nos modes de vie insoutenables.

Clara Arnaud

Écrivaine voyageuse, à pied, à cheval, et depuis peu en canoë, Clara Arnaud est l’autrice de plusieurs romans et récits de voyage. Après La Verticale du fleuve, beau succès public et critique, elle publie son troisième roman, Et vous passerez comme des vents fous, chez Actes Sud. Paru en août 2023, il ne cesse depuis de séduire lectrices et lecteurs, critiques littéraires et libraires.

« Voir dans l’invisible »

Repérer les traces de dents d’un castor sur un morceau de bois, des empreintes dans le sable, des nids d’oiseaux installés à même le sol… Aux côtés de Barbara, Julien et Aurélie — avec qui j’ai partagé mes trois temps de résidence lors de la descente de Loire —, j’ai eu la chance de voir, ou percevoir, des êtres (et leurs traces) invisibles pour moi jusqu’alors. Sans ces trois « guides », je serais passée complètement à côté ; j’aurais vu un oiseau, sans savoir quel oiseau, sans connaître son nom, son écologie, ses comportements... Cela me paraît fondamental de développer cet autre regard, pour voir au-delà du visible, pour décrypter ce monde en pleine mutation, pour porter une attention particulière aux êtres avec qui nous vivons. Alors, la possibilité d’une cohabitation se fait jour. 

C’est à la fois rassurant de trouver encore des « traces sauvages » aujourd’hui, et inquiétant de constater que nous avons perdu une grande part de notre capacité à les voir. Descendre la Loire en canoë permet cela, de glisser lentement, sans bruit, dans un autre univers, sans le déranger.

Laure Bourru

Réalisatrice, cadreuse, cheffe opératrice, Laure est à l’origine de nombreux projets documentaires, tournés vers le proche et le lointain – Young InukExploration MakayHabiter la ville – au plus près de la vie de communautés habitantes et du travail des scientifiques sur le terrain. Elle réalise actuellement plusieurs documentaires, vidéo et audio, avec pour personnages la Loire et ses habitants, humains et autres qu’humains.

Illustration principale : Navigation à l’approche de la centrale de Belleville-sur-Loire, juin 2022 © Quentin Hulo